
Ce mardi 11 mars 2025, notre groupe de travail sur les massacres coloniaux du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata a pu auditionner deux juristes sur la qualification pénale de ces massacres. Nous avons ainsi pu entendre Madame Djoheur Zerouki, maîtresse de conférences HDR à l’université Jean Monnet Saint-Étienne et membre du CERCRID, autrice d’un article sur les silences du droit pénal en Algérie ; et Monsieur Damien Scalia, Professeur de droit à la Faculté de droit et de criminologie et Directeur du Centre de recherches en droit pénal de l’Université Libre de Bruxelles. Ils ont tous deux pointé du doigt une justice coloniale et contemporaine, toujours appliquée aujourd’hui, à la logique discriminatoire et ségrégative.
Dans son audition, Madame Djoheur Zerouki a établi que le droit pénal a été étouffé à l’égard des crimes coloniaux en deux temps.
Tout d’abord, elle mentionne le premier temps, largement documenté par Jean-Pierre Peyroulou et Sylvie Thénault, sur la justice coloniale, contemporaine des faits étudiés. Au moment de ces massacres, la justice coloniale va d’abord s’organiser au travers de cours martiales qui vont condamner à mort des algériens, notamment pour satisfaire les désirs de vengeance des européens.
Ensuite, elle va s’organiser en tribunal militaire de Constantine, composé de manière partisane et raciale puisqu’il jugera 3.693 suspects pour atteinte à la sûreté de l’État, pillage ou meurtre et condamner ainsi 135 personnes à morts et plus d’un millier d’autres à une privation de liberté.
En parallèle, ce tribunal classera 653 plaintes des algériens à l’égard des européens sans suite. Pour celles où les juges d’instruction vont plus loin et instruisent l’affaire, ils défendent alors la légitimité d’autodéfense de la milice, notamment de Guelma.
L’inégal traitement des cas par cette justice coloniale est flagrant tant le nombre de condamnations du côté algérien sont nombreuses, et qu’elles sont inexistantes du côté des européens alors même qu’il est établi que les victimes seront plus nombreuses du côté algérien.
Si la justice coloniale contemporaine des faits met en place un réel régime d’impunité, notamment par une loi d’amnistie à l’issue de la guerre d’Algérie, le droit positif français, dans la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de Cassation, va construire une justice à deux visages dans le traitement des crimes contre l’humanité. Madame Djoheur Zerouki a tenu à préciser que cette jurisprudence est toujours appliquée aujourd’hui dans le droit français et qu’elle comporte une logique discriminatoire et ségrégative.
En effet, la chambre criminelle de la Cour de Cassation va reconnaître la qualification de crime contre l’humanité à l’égard des crimes commis par les pays de l’Axe lors de la Seconde guerre mondiale, tout en refusant de reconnaître cette qualification aux crimes de l’État français lors de la guerre d’Algérie, et par extension à ceux commis entre 1830 et 1962.
Ce choix juridique de la chambre criminelle de la Cour de Cassation, que Madame Zerouki qualifie de politique, se base sur plusieurs arguments. Tout d’abord, la loi d’amnistie du 23 décembre 1964 qui empêche toute poursuite à l’égard des auteurs de crimes antérieurs à 1962. Pourtant, la Cour de Cassation fera évoluer sa jurisprudence sur la validité des lois d’amnistie dans sa décision du 23 octobre 2002. Dans cette décision, alors qu’elle est amenée à statuer sur la situation d’un officier mauritanien auteur d’actes de tortures, elle lève l’amnistie de celui-ci, prévue par la loi mauritanienne du 14 juin 1993, au motif de l’extrême gravité des gestes commis. Elle juge cette affaire au nom de sa compétence universelle que lui confère la Convention de New York, c’est-à-dire sa compétence à juger des crimes contre l’humanité commis à l’étranger si ceux-ci sont pénalement répréhensibles dans le pays concerné. Le choix de lever une loi d’amnistie eu égard de la gravité des faits commis semble donc ne pas poser problème à la chambre criminelle de la Cour de Cassation.
Ensuite, la Cour de Cassation met en avant deux éléments : la non rétroactivité de l’imprescriptibilité de ces crimes. En effet, la loi du 26 décembre 1964 inscrit dans le droit pénal français que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Ici, les crimes commis lors de la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, sont antérieurs à la loi de 1964 et la question de la rétroactivité de la loi pourrait se poser. Pourtant, dans sa jurisprudence, la Cour de Cassation décidera d’appliquer cette imprescriptibilité aux crimes de la Seconde guerre mondiale, actant ainsi la rétroactivité possible de la loi, en s’appuyant sur la coutume du droit international à l’égard des crimes contre l’humanité. Alors que les faits sont similaires dans leur atrocité, le massacre massif de populations civiles, la Cour de Cassation, dans une décision de 1992 et dans d’autres décisions qui suivront, refusera d’appliquer la même jurisprudence à la guerre d’Algérie.
En refusant la qualification de crimes contre l’humanité aux actes commis par l’État français pendant la guerre d’Algérie, elle ferme la porte à toute instruction future de ces crimes. Cette jurisprudence s’applique par extension aux autres crimes coloniaux commis avant la guerre d’Algérie.
Monsieur Damien Scalia a appuyé le propos de sa collègue en précisant que la notion de crime contre l’humanité n’existait pas dans le droit international avant 1945, et qu’il a été rétroactivement appliqué en vertu d’une coutume internationale construite au fil des décennies et cristallisée dans l’accord de Londres de 1945 sur lequel le tribunal de Nuremberg s’appuiera.
Celui-ci est aussi revenu sur la jurisprudence de la Cour de Cassation, s’accordant avec Madame Zerouki sur cette Justice à deux visages. Il a notamment précisé la notion de compétence universelle mentionnée précédemment. Initialement, cette compétence, prévue dans la Convention de New York, permet aux juridictions nationales des États ayant ratifié cette Convention, de juger des crimes commis à l’étranger, par des étrangers, sur les étrangers si ce sont des crimes contre l’humanité reconnus dans le droit pénal dudit pays.
Pourtant, dans sa jurisprudence, la Cour de Cassation a rendu deux arrêts en 2023 afin de se donner compétence à juger des actes commis par des Syriens sur des Syriens, sur le sol Syrien, sans que le droit pénal Syrien ne prévoit de sanction pénale de ces crimes contre l’humanité. Par cette jurisprudence, la Cour de Cassation s’est octroyé le pouvoir de juger ces crimes, sur la base que ce sont des violations du droit pénal syrien (meurtres), malgré l’absence de qualification pénale dans le droit syrien en crimes contre l’humanité. En clair, elle a élargi sa compétence universelle géographiquement, ce qui a amené les parlementaires à adapter la loi par la suite.
Monsieur Damien Scalia avance alors que si elle peut, par sa jurisprudence, élargir sa compétence universelle géographiquement, elle le peut temporellement. Les crimes commis pendant la guerre d’Algérie, mais aussi le 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, et tout au long des 115 années de colonisation précédant ces massacres, étaient punis pénalement. S’ils n’avaient pas la qualification pénale de crime contre l’humanité, comme en Syrie dans la jurisprudence de 2023, le meurtre et la torture constituaient déjà des crimes punis par le droit pénal existant à la période de ces crimes coloniaux.
Un revirement de jurisprudence serait donc tout à fait dans la compétence juridique de la chambre criminelle de la Cour de Cassation et il avance donc lui aussi que les arguments de la rétroactivité de l’imprescribilité mais aussi de l’impossibilité de qualifier ces crimes contre l’humanité ne sont pas valables et relèvent de motivations politiques.
Ainsi, Madame Djoheur Zerouki et Monsieur Damien Scalia s’accordent à dire que non seulement la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de Cassation est discriminante et ségrégative, mais que le choix de ne pas la faire évoluer est un choix politique.
Maintenant que cela est dit, en quoi le regard de juristes nous intéresse dans le cadre de ce travail ?
D’abord, Madame Djoheur Zerouki s’est appuyée sur les travaux de la psychanalyse pour rappeler que celle-ci établit que la négation de la vérité (ici, établie par les historiens) et l’absence de justice ont des effets sur les fonctions mentales des individus. Si le droit pénal ne dit pas, il ne peut rendre justice et ne peut établir une vérité juridique. Elle rappelle alors que la part d’histoire refusée par le politique se transmet de génération en génération et fabrique des mécanismes psychiques, notamment la honte d’exister. Et c’est là tout l’objet de ces travaux, rétablir la vérité, reconnaître la responsabilité de l’État, pour construire collectivement un récit duquel personne ne peut se sentir exclu ou humilié.
L’autre importance de cette audition a été de voir comment, aujourd’hui, la responsabilité pénale de l’État pourrait être reconnue dans ces massacres. C’est simple, le droit pénal français ne le permet pas et il appartient au législateur de le faire évoluer en la matière.
Monsieur Damien Scalia a donné l’exemple de la Belgique dont le Code de procédure pénale a été modifié en 2018 permettant ainsi aux tribunaux de condamner l’État pénalement, personne morale publique, ce qui est impossible en France. Cela a permis deux choses, la déclaration de culpabilité, mais aussi des amendes à l’égard de l’État Belge.
Non seulement cela permet d’établir une vérité juridique, importante d’un point de vue psychologique pour de nombreuses personnes, mais cela permet aussi de reconnaître des crimes contre l’humanité. Ils ont ainsi rappelé qu’un journaliste ne pourrait ainsi pas être suspendu pour avoir comparé des crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde guerre mondiale au même type de crimes commis pendant la colonisation.
Ainsi, Monsieur Damien Scalia et Madame Djoheur Zerouki ont identifié plusieurs évolutions législatives possibles :
- Une loi pour casser la Jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de Cassation qui empêche tout jugement futur de ces massacres.
- Une loi pour doter l’État d’une personne morale publique responsable au pénal, pouvant être condamnée pour ces crimes. Une telle loi permettrait ainsi de pallier à l’absence de coupables vivants, les seuls restants étant les personnes morales de l’État et des entreprises privées, souvent fleuron de l’industrie française, qui ont largement exploité l’empire coloniale.
- Une loi ou une résolution permettant de symboliquement reconnaître la responsabilité de l’État dans ces massacres.
Tout au long de leur audition, ces juristes ont donc défendu la qualification en crime contre l’humanité de ces massacres, dont la matérialité a été largement documentée par les historiens. Cette qualification a, en droit international, beaucoup plus de valeur que la qualification en crime d’État. Cependant, cette dernière notion peut être suffisante à reconnaître symboliquement la responsabilité de l’État dans ces crimes.
Il reviendra à notre groupe de travail de choisir la qualification appropriée dans sa proposition de résolution afin d’assurer un vote large du texte et d’acter un premier pas vers la reconnaissance de ces massacres.