Autre 8 mai 1945, crime d’État : de la mobilisation de l’armée à Sétif à l’armement d’une milice sous les ordres du sous-préfet de Guelma

Compte-rendu de l’audition des historiens Gilles Manceron, Alain Ruscio et Jean-Pierre Peyroulou dans le cadre du groupe de travail sur les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, composé de Karim Ben Cheikh (EcoSoc), Idir Boumertit (LFI-NFP-, Elsa Faucillon (GDR), Fatiha Keloua-Hachi (PS), Abdelkader Lahmar (LFI-NFP), Sabrina Sebaihi (EcoSoc) et Danielle Simonnet (EcoSoc).

« Je vous ai donné dix ans de paix mais tout doit changer en Algérie »

Tels sont les mots du général Duval, responsable des massacres du 8 mai 1945 dans le Constantinois algérien. Cette phrase permet d’illustrer le rôle du 8 mai 1945 dans l’histoire plus longue de l’indépendance de l’Algérie, ainsi que la nécessité de le reconnaître. Ce massacre colonial, par sa violence, peut avoir scellé le destin de l’indépendance de l’Algérie dans une lutte armée, pouvant avoir été perçue comme la dernière voie restante face à la répression brutale et sanglante de militants nationalistes algériens pacifiques. 

Les auditions de Gilles Manceron, Alain Ruscio et Jean-Pierre Peyroulou, historiens, par notre groupe de travail sur la reconnaissance de l’autre 8 mai 1945, ont permis de retracer le déroulé de ces massacres sanglants dont le nombre de victimes reste difficile à établir, mais sûrement compris entre 15 000 et 20 000 victimes selon Jean-Pierre Peyroulou et Gilles Manceron. 

Il faut tout d’abord rappeler le contexte politique dans lequel les aspirations nationalistes algériennes vont s’exprimer, puis être durement réprimées. Alors que le monde est en guerre, le général de Gaulle fait reposer en partie sa stratégie de reconquête de la France métropolitaine et de réhabilitation de la France comme force alliée, vainqueure, et non comme force collaborationniste du régime nazi, sur l’empire colonial. Dans ce contexte, l’Algérie, pleinement intégrée à la France puisque composée de 3 départements, est un territoire clé du maintien de cet empire. 

Pour autant, dans la même période, les aspirations à l’émancipation du peuple algérien, formulée dans le manifeste de la Liberté, écrit par Ferhat Abbas, partisan d’un réformisme colonial, et soutenu par Messali Hadj et son Parti Populaire Algérien (PPA), se font plus fortes. Le gouvernement provisoire de la République française essaye d’y répondre partiellement par une ordonnance de mars 1944 permettant aux musulmans d’Algérie d’accéder à la citoyenneté française. 

Dans le même temps, ces aspirations vont être renforcées par la création de la Ligue Arabe au Caire en janvier 1945, qui va permettre de structurer l’affirmation de l’indépendance au niveau international de ses membres, ainsi que par la conférence de San Francisco et la création des Nations Unies qui vont condamner le colonialisme. 

C’est dans ce contexte que, le 1er mai 1945, les militants  nationalistes algériens se joignent aux cortèges de la journée internationale pour les droits des travailleurs, afin de réclamer la libération de Messali Hadj, disparu depuis le 23 avril. À Oran et Alger, où les forces de l’ordre sont en quantité suffisante, la sortie du drapeau du PPA, futur drapeau algérien, va donner lieu à une répression faisant plusieurs morts. Dans l’ouest algérien, dans le Constantinois, s’il y a des manifestations comme partout ailleurs, le manque de forces de l’ordre ne permet pas une répression équivalente. 

Le 8 mai 1945, à l’occasion de la capitulation des nazis, les différentes forces militantes nationalistes vont se joindre aux cortèges de célébration. Cependant, cette fois-ci, à Sétif, un jeune scout de 26 ans, Bouzid Saâl, brandit le drapeau algérien et est tué d’une balle. La nouvelle de ce meurtre va se propager dans la région de Sétif, jusqu’à Kherrata. Alors que la paysannerie est déjà confrontée à un manque d’accès aux ressources vitales, la colère populaire va devenir explosive et conduire à des émeutes qui feront 102 victimes françaises. 

Ces émeutes s’arrêtent très vite, mais pourtant, la répression ne cesse que le 19 mai 1945, soit 11 jours plus tard, durant lesquels l’armée est mobilisée, l’aviation va lâcher 41 tonnes de bombes, et le croiseur Duguay-Trouin va tirer 858 obus sur la région. Partout dans la région, l’armée, déchainée, va massacrer. 

À Guelma, à 180 km de là, alors que l’information se propage à travers tout le Constantinois, 

le sous-préfet de Guelma, André Achiary, va organiser une milice allant de 100 hommes selon J-P. Peyroulou jusqu’à 800 sur 1200 hommes adultes selon A. Ruscio, tous armés. Les événements de Guelma sont très différents puisque l’armée n’est pas déployée et que le sous préfet Achiary s’inscrit en dehors de la loi. A. Ruscio nous a parlé d’une véritable  « Chasse à l’Arabe », expression revenant des récits de l’époque. 

A partir du 8 mai 1945, cette milice va traquer tous les musulmans, français ou non, à l’exception de ceux travaillant dans l’administration. Selon J-P Peyroulou, des listes sont méthodiquement dressées à partir des fichiers de la CGT, des Amis du Manifeste de la Liberté (AML, partisans de Ferhat Abbas) et du PPA, afin de cibler en priorité les nationalistes. Selon A. Ruscio, c’est toute personne s’aventurant à l’extérieur de chez elle qui devient une cible pouvant être exécutée. Les personnes fuyant cette chasse sont retrouvées et emprisonnées, où elles seront jugées par un Tribunal improvisé, sans magistrats et dans l’illégalité la plus totale, et ordonnera l’exécution de 50 à 60 musulmans par jour. Il est difficile d’établir un bilan précis, mais Marcel Reggui, intellectuel français et musulman originaire de Guelma, mènera une enquête dans laquelle il estime qu’il y aurait eu 1500 à 2000 victimes, mais la crémation des victimes, dans les fours à chaux de Guelma, rend l’établissement d’un chiffre plus que compliqué. 

Plusieurs éléments nous ont permis de constater l’existence d’exécutions sommaires. Tout d’abord, l’enquête d’une délégation du Parti communiste algérien mentionne : 

« À l’assassinat de vingt-sept Européens ont fait suite des exécutions sommaires en grand nombre de musulmans douteux. L’exécution individuelle est tolérée. En plein centre de la ville, un Européen rencontre un Arabe non porteur d’un brassard, il le tue d’un coup de revolver. Nul ne proteste. Dans un jardin, un bambin cueille des fleurs, un sergent passe et le tue comme on fait un carton dans une fête foraine. Les Européens possèdent en fait le droit de vie et de mort sur les musulmans. »» (Roger Esplaas, Enquête, 15 mai 1945)

Il faut aussi se souvenir de ce témoignage que j’ai publié sur mon site internet où les oncles de la famille que j’avais rencontrés avaient été sommairement exécutés, et que deux mois plus tard, un télégramme adressé au Ministre de l’Intérieur mentionnait : 

« Enquête judiciaire établira si les individus considérés seulement comme suspects n’appartenant pas officiellement à des organisations nationalistes étaient réellement dangereux »

Ainsi, ces auditions nous ont permis de comprendre l’existence de deux types de massacres différents. D’abord, à Sétif et Kherrata, la répression sanglante est organisée par l’armée, sous les ordres de Paris, contre un soulèvement faisant suite à la mort d’un jeune scout, ayant conduit à l’asssassinat de 102 français, dans un contexte économique marqué par une forte pénurie subie par les musulmans d’Algérie. 

Ensuite, à Guelma, c’est une « subversion française », des mots de J-P Peyroulou, qui, face à l’angoisse des français d’une baisse de leur poid démographie et de leur perte en cours de la propriété foncière des européens, dans une région fortement nationaliste. Cette subversion va se traduire par la constitution d’une milice par un représentant de l’État, le sous-préfet Achiary, qui va tuer et massacrer des personnes présumément nationalistes, sans preuves avérées afin d’anticiper tout risque de soulèvement.

Il est intéressant de voir que si la répression s’arrête le 19 mai, le Gouverneur d’Algérie Chataigneau missionne le 18 mai le général de gendarmerie Paul Tubert  pour enquêter sur les “évènements” de mai 1945 dans le Constantinois. Il arrive en Algérie le 24 mai, et n’arrivera que le 26 à Sétif, soit 7 jours après la fin des massacres. Le soir même, sur ordre de Paris, le Gouverneur rappelle cette mission qui mènera une journée d’entretiens à Constantine le 27 mai avant de rentrer à Alger le 28. Elle n’arrivera jamais à Guelma, et son rapport ne sera pas diffusé. 

L’ensemble de ces éléments ne peut que nous amener à constater que nous sommes face à un crime d’État. 

D’abord, dans la région de Sétif et Kherrata, l’envoi de l’armée et l’emploi de l’aviation et de la marine montre l’action coordonnée des forces armées, rendue possible par l’implication du gouvernement. Ensuite, le sabotage de la mission Tubert, qui ne permet pas de faire tout l’éclairage sur les massacres qui se passent dans le Constantinois, montre l’implication du Gouverneur, sous les ordres de Paris, dans la couverture de ces massacres.

À Guelma, la situation est différente, nous pourrions penser que le zèle du sous-préfet Achiary n’engage pas l’État. Pourtant, la hiérarchie ne suspend pas le sous-préfet. Pire, le préfet de Constantine, André Lestrade-Carbonnel déclare : « Les maquisards ont sauvé la France, vous avez sauvé l’Algérie, qui restera française. Je vous félicite et je couvre tout, même les sottises. ». Ni le préfet, ni le sous-préfet, ne seront relevés de leur fonction, alors  que les massacres du Constantinois continueront à Guelma jusqu’à la fin du mois de juin. La mission Tubert étant sabotée, la menace de celle-ci ne permet pas d’inciter les miliciens à cesser leurs massacres, et ne permettra pas de rendre compte de ce qu’il s’est passé à Guelma. 

Pour autant, ces auditions nous ont aussi permis de voir que chaque historien peut apporter des éléments, parfois contradictoires, ce qui montre bien la difficulté d’établir la vérité sur ces faits. G. Manceron a mentionné la difficulté d’accéder aux archives, notamment s’agissant du rapport Tubert. De la même manière, les archives militaires, soit en raison d’interdits légaux, soit d’un habitus des fonctionnaires militaires, peuvent cacher des coins d’ombre. Il conviendrait donc de les ouvrir totalement afin de permettre de faire la lumière sur ces événements, l’estimation du nombre de victimes et leur durée et sur le niveau de responsabilité de l’État et de l’armée, bien que celles- ci soient déjà bien avérées.

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